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Boire la coupe jusqu’à la lie

L’INTRACOSTAL – Quatrième PARTIE

17 novembre (suite)

Nous sommes devant ce pont qu’une semaine plus tôt, nous n’avons pas pu passer faute de hauteur. La nuit tombe, nous nous sommes levés avant l’aube. Néanmoins, il nous faut absolument le passer, autrement, le voyage est compromis; autrement, les conditions risquent de ne plus s’y prêter avant une, peut-être deux semaines.

Mon imagination débordante et portée sur l’exagération m’a déjà plusieurs fois fait vivre la scène d’un mât arraché qui s’abat comme un arbre mort sur le pont du bateau, le défonçant et terminant sa course à l’intérieur. Ce scénario passé en boucle me terrorise littéralement. J’essaie d’en faire abstraction afin de demeurer rationnelle, mais c’est très difficile.

Nous entreprenons la manœuvre aussi doucement que possible, nous écartant davantage de ce pilier contre lequel le vent nous pousse. Je fixe la baguette fixée en tête de mât et j’en appelle à quelqu’un ou à quelque chose : il faut que ça passe.

Ça passe, ça passe, mon Dieu, ça passe. De gros sanglots me remplissent la gorge, mon Dieu, ça passe, je suis terrorisée, paniquée, mais ça passe, nous passons, nous passons, nous sommes passés…

Seuls dans la nuit

Cependant, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le vent a régulièrement forci, atteignant et dépassant souvent maintenant les 40 nœuds. La nuit est définitivement tombée et, devant nous, seule la moitié des bouées sont lumineuses. Or, en omettre une est l’échouage assuré. Pas de regards en arrière, finies les larmes, il me faut patrouiller la nuit à l’aide d’une lampe pour éclairer la voie à Yanick.

Enfin, voilà le chenail pour Wanchese (1), nous sentons approcher l’écurie ! Voici la première bouée rouge… Ne reste qu’à doubler au plus près la seconde, et c’est gagné ! Mais voilà, la nuit reste noire, fermée. Pas le moindre reflet de cette deuxième bouée rouge que nous devons aussi serrer pour éviter de nous échouer. Le faisceau blanc de ma lampe n’éclaire que les vagues – d’encre. Une fois, deux fois, nous accrochons le fond. Véronique, à l’intérieur, marque le coup : « Pauvre bateau Lhasa ! (Elle embrasse ce qu’elle trouve près d’elle.) Méchantes vagues ! »

Inconscientes de l’angoisse que nous vivons sur le pont, les filles font du bricolage à l’intérieur. Comme elles avaient droit à un bonbon si nous passions le pont, elles se livrent en douce à un gueuleton de friandises. Pour elles, c’est la fête, mais paradoxalement, elles sont d’une sagesse angélique. Sans doute ont-elles plus conscientes de la gravité de notre situation que je ne l’espère.

Sur le pont, loin de cette chaleur lumineuse, nous sommes dans la nuit la plus noire, au propre comme au figuré. Toujours pas de traces de la bouée rouge. Nous essayons d’appeler la marina, quelqu’un au village. Personne ne répond. Nous sommes seuls entre deux bouées rouges, des vagues sombres et un vent mauvais.

Pour la seconde fois de la journée, nous appelons Tow Boat US. Pendant de longues minutes, ils essayent de nous piloter oralement:

–          Passez près de la deuxième bouée rouge.

–          On ne la voit pas !

–          Elle est juste après la première, un peu plus loin.

–          On sait bien où elle doit être ! Mais justement, on ne la voit pas !

Ils se décideront finalement à envoyer quelqu’un à notre aide lorsque  notre lampe commencera à montrer des signes de faiblesse. Pour la seconde fois de la journée, monsieur Harry monte dans son petit remorqueur et vient à notre rencontre.

Tous ces délais et ces discussions nous prennent une énergie précieuse. Yanick peine, avec un vent qui forcit toujours, à garder le bateau entre les deux bouées. À un certain moment, la dérive nous pousse brusquement contre l’une d’entre elles, un monstre d’une douzaine de pieds dont les bras d’acier embrassent notre génois. Nous nous rendrons compte plus tard qu’outre quelques accrocs à la bande protection contre les UV et un trou traversant la voile, nous avons également crochi notre enrouleur de génois. Ce dommage nous parait assez grave puisque le génois est notre plus grande voile, susceptible donc d’appliquer de fortes pressions sur  l’enrouleur endolori.

La lueur au bout du tunnel

C’est celle du petit remorqueur qui s’approche. Sur ses traces, nous empruntons l’étroit chenail (Yanick l’estime alors à une dizaine de pieds de large) qui mène à Wanchese. L’entrée de nuit ici était insensée, surtout avec un tirant d’eau comme le nôtre et notre ignorance des lieux. Harry aurait pu nous le dire en après-midi, nous permettant alors de rebrousser chemin. Nous faisons connaissance avec la discrétion du Sud : nous lui avons dit où nous allions et plutôt que de nous le décommander, il s’est contenté de nous indiquer le chemin. À deux ou trois reprises, je lui ai demandé s’il avait autre chose à me dire sur Wanchese.  «Non. »

Non. Alors nous voici pantelants d’angoisse à l’attendre dans des vents qui se déchainent, sans savoir où aller.

Lorsqu’enfin nous entrons à Wanchese, nous nous apercevons bien vite que l’endroit est fait pour des chalutiers dont la silhouette, plus basse, plus large, permet aisément d’attraper les amarres sises sur quatre poteaux situés de chaque côté du bateau, à l’arrière et au milieu. Nous sommes trop étroits, le vent nous recule sur tribord, nous n’arrivons pas à nous maintenir au centre et à nous amarrer en même temps.

Coincé soit par les amarres, soit par le poteau arrière, notre support à bouée tribord se paie une raclée monumentale. En essayant de repousser le poteau pour le soulager un peu une bourrasque vient écraser le bateau sur celui-ci. Ma main droite se retrouve coincée entre l’arche et le poteau. Erreur de débutante, erreur de fatigue, erreur qui peut rapidement être fatale. Je m’arc-boute de l’autre main, me libère. Tout à l’heure, j’y mettrais de la glace. Yanick a encore besoin de moi sur le pont, mais je ne m’y éterniserai pas.

Après de longues minutes à nous attacher précautionneusement, Yanick rentre enfin. Nous sommes littéralement crevés, abrutis par le stress et la fatigue. Nous avions promis aux filles une fête si nous passions le pont : des pâtes vite faites et un film en font office, combinés à la ripaille de friandises qui aura été leur quatre-heures.

Et voilà, un autre pont de passé ! Nous voici tous sains et saufs, à l’abri, prêts à affronter les longues journées de vents violents annoncées. Mais la Floride nous semble bien loin…

Et la littérature ?

La littérature ? Jamais loin. À force de nous battre contre des ponts, je me lance dans Don Quichote !

Et je me redis la fable de Lafontaine, « Le chêne et le roseau » : « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables. Je plie, et ne romps pas. »

 

 

 

(1)    Prononcez Wan-cheese.

7 réponses à “Boire la coupe jusqu’à la lie

  1. Pauvre de vous j’espère que vous êtes correctes maintenant, pas trop blessé Catherine. J’espère que tous les ponts sont passés maintenant. Courage équipage Lasha.

  2. L’attends toujours avec une très grande impatience la suite de vos écrits et surtout de votre vécu, je suis avec vous, près de vous, avec les angoisses qui vous habitent. Courage, le soleil et la chaleur sont au bout

  3. Pauline & Georges

    pauvre Catherine et pauvre de vous quelle aventure oui il faut beaucoup de courage et vous êtes très courageux ont est avec vous et le soleil va reluire bientôt.

  4. Jessica et Patrick de Sail the moon

    Nous sommes ravis de voir savoir enfin libérés d’un autre pont, prenez grand soin de vous.

  5. alors, ta main, comment va-t-elle? prends soin de vous xxxx Julie

  6. Véronique Duchateau

    Hourra! De tout coeur d’énormes bises. Que Lhasa vous protège.
    J’espère que tu n’as rien de cassé Catherine.

  7. Je vous lis avec tellement d’intérêt et vous trouve si braves, un peu fous mais vaillants !!! Vous allez réussir et prouver à tous qu’on peut réaliser ses rêves si on est tenace et PATIENT !!!…
    Pégée

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